Mardi, 03 Février 2015 08:33

Tribune. Innocenter la société tunisienne de toute sorte d’intolérance semble répondre à un besoin de protection vis-à-vis de phénomènes qui choquent la conscience collective. Il s’agit d’un mécanisme de défense bricolé de toute pièce, pour se prémunir de réalités difficiles à accepter. Par Mohamed Slim Ben Youssef

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«Le Tunisien tolérant » est une expression abondamment utilisée pour désigner une certaine image de l’individu tunisien. Il s’agit d’un référant omniprésent dans le discours politique et dans l’appareil médiatique. Politicards, médias, intellectuels, artistes et bien d’autres, semblent prendre plaisir à brandir la figure, si chère à tout le monde, du bon vieux Tunisien tolérant. D’ailleurs il s’agit DU Tunisien tolérant. A croire que tout Tunisien est tolérant, comme tout homme est mortel. La persistance de l’emploi de cette expression à tout bout de champ, à tort et à travers, semble construire une image que les Tunisiens se font d’eux-mêmes. D’ailleurs, ces affirmations à l’emporte-pièces, suggérant une image uniforme, unicolore, seule et indivisible d’un Tunisien ouvert, tolérant, pacifique, charmant, gentil, courtois, bien élevé, galant, ouvert, gentleman, mignon et quelque peu londonien, ont une quelconque finalité. Se mentir, peut-être ?  Manière comme une autre de confiner ses défauts, de se cacher le visage derrière un voile d’ignorance, d’escamoter ses vices ? Ou simple fanfaronnade, fier éloge d’une société longtemps habitué à l’éloge compulsif du pouvoir ? Tantôt nourri de bons sentiments, tantôt instrumentalisé à des fins politico-politiciennes et intégré dans une rhétorique démagogue et populiste, l’emploi compulsif de cette phraséologie élogieuse qui souligne les mérites supposés de la société tunisienne, portée jusqu’au summum de l’abstraction et de la généralisation, appelle quelques observations qui s’avèrent, à mes yeux, nécessaire.

Traitement soporifique d’une réalité indigeste

Le fait d’innocenter la société tunisienne de toute sorte d’intolérance semble répondre à un besoin de protection vis-à-vis de certains phénomènes qui choquent la conscience collective. Il s’agit d’un mécanisme de défense construit, bricolé de toute pièce, afin de se prémunir de certaines réalités difficiles à accepter auxquelles on n’ose pas faire face. C’est ainsi qu’on invoque la figure de l’islam malékite modéré et typiquement tunisien pour l’opposer au wahhabisme intégriste et saoudien. C’est ainsi qu’on considère que l’extrémisme religieux n’est qu’un produit que nous avons importé de quelque contrée lointaine rétrograde contre notre gré, et non pas une construction à laquelle la société, la doxa, le système politique et la structure économique tunisiens ont largement contribué. C’est ainsi qu’on nie l’existence d’un quelconque résidu de racisme dans la société tunisienne, et qu’on considère que soulever le problème du racisme est obsolète, toujours en avançant le pacifisme, l’ouverture et la tolérance intrinsèquement tunisiens. C’est, pour ainsi dire, refuser d’opérer tout diagnostic objectif, incisif et intransigeant. On refuse d’accepter la réalité par peur d’être considéré comme asocial. Même lorsqu’on l’accepte, on ne le crie pas sur les toits. A croire que ça vire au secret de polichinelle : On commence à prendre conscience de l’ampleur des défauts de notre société sans pour autant oser se le dire. Pourtant, confronter la réalité, la regarder en face et oser dire les choses est le premier pas vers la réforme et le changement.

« Le » Tunisien tolérant ?

Chose étrange qu’est cette appellation. Cela suggère un tempérament typiquement tunisien, une caractéristique qui concerne la société tunisienne dans son ensemble, c’est-à-dire la majorité écrasante des individus qui la composent. Cette appréciation, d’ailleurs tantôt très subjective tantôt très élogieuse, de la société tunisienne, semble ignorer toutes les différences qui peuvent distinguer les différents groupes et classes sociaux. S’agit-il du Tunisien ouvrier ou du Tunisien bourgeois ? Le chômeur ou l’étudiant ? Le riche habitant des quartiers chics ou le pauvre zawali sous-prolétaire des quartiers populaires ? Pas de différence, disent-ils. Le Tunisien est tolérant quelle que soit son appartenance de classe ou le milieu dans lequel il évolue. L’abstraction est le mot d’ordre. Le discours terre à terre et énonciateur d’évidences fait la loi. Rien de plus insultant à l’intelligence. Rien de plus destructeur de toute tentative de réformer les choses. Rien de moins souhaitable pour affronter les problèmes et guérir les maux d’une manière adéquate.

Proposition de diagnostic : « Le Tunisien » patauge dans l’intolérance

Sans tomber dans le piège d’une généralisation ne rendant pas compte de la réalité effective de chose, je dirais, de par mes observations, qu’il existe une tendance assez importante à l’intolérance chez notre société. Les bagarres et les altercations sont monnaie courante dans la capitale. Un nombre important de personnes ont constamment les nerfs à fleur de peau, toujours aux aguets, guettant la moindre occasion pour agresser verbalement (et pourquoi pas physiquement) autrui. Les lieux de sociabilité, surtout les cafés dans les quartiers populaires, témoignent de ce constat. La montée de la délinquance, le harcèlement sexuel, la discrimination à l’encontre de la femme en font tout autant. Récemment, un racisme viscéral et odieux, digne des temps moyenâgeux de l’esclavagisme, fut révélé au grand jour lors du match de quart de final opposant la Tunisie à la Guinée Equatoriale par réaction à l’arbitrage scandaleux. Certains individus s’en sont pris à la communauté des étudiants de l’Afrique subsaharienne en Tunisie. Plusieurs personnes, y compris des cultivées, des pseudo-progressistes, ont appelé ouvertement à casser du noir, parfois même en invoquant le célèbre vers d’Al-Mutanabbî, prescrivant de n’acheter l’esclave qu’avec le bâton.
Je ne m’étendrai pas sur la question des causes de cette intolérance car cela prendrait plusieurs pages. Disons en l’occurrence que l’état de stress ambiant, favorisé par un marasme économique sans précédent, des inégalités sociales croissantes, une éducation nationale en faillite et des préjugés de plus en plus répandus, semble en être pour quelque chose.
Le Tunisien n’est pas foncièrement tolérant, ni foncièrement intolérant. Il est le produit des conditions de son existence. Toujours est-il que, pour soigner les maladies, il faudrait quand même reconnaître tout d’abord leur existence. Aucun traitement ne peut être efficace sans être précédé d’un diagnostic rigoureux et incisif. Ensuite, il faudrait œuvrer à la création de toutes les conditions qui permettent d’enraciner une véritable culture de tolérance chez la société tunisienne. Sinon, quant à la politique de l’autruche adoptée par notre « élite », elle ne sert pas à grand-chose…

Le «Tunisien tolérant» : Légende urbaine ou réalité psychosociale ?
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