Tunisie : Le malaise d’Al Jazeera, de Sidi Bouzid à Doha
Mercredi, 15 Août 2012 05:56

aljazeeraL’équipe d’Al Jazeera s’est fait malmenée par les grévistes à Sidi Bouzid, ce mardi 14 août. Cinq employés de la chaîne satellitaire ont dû plier bagage. Journaliste, monteur, technicien de transmission, cameraman, chauffeur…  Ils ont été agressés, et l’un de leurs véhicules a eu la vitre brisée. Et ce n’est pas la première fois qu’Al Jazeera est visée en Tunisie.

Les violences contre les journalistes sont clairement condamnables, qu’elles qu’en soient les motivations. Or les agressions qui visent la profession se multiplient dans notre pays. Toutefois, on constatera que s’il arrive que nos confrères de la presse imprimée, de la radio ou de quelques chaînes télé tunisiennes soient pris à partie par la police, les forces de sécurité épargnent désormais Al Jazeera. C’est désormais avec l’opposition tunisienne en général, et la gauche en particulier que la chaîne qatarie a des problèmes.

«Al Jazeera Dégage» !
lotfi-hajjiEn juillet 20011, juste avant les élections, l’équipe de la chaîne a déjà dû faire face à des manifestants qui lui ont lancé «Dégage». Le 20 mars 2012, c’est Lotfi El Hajji lui-même, le directeur du bureau de la chaîne en Tunisie, qui a été accueilli de la même manière peu amène, avec en prime le slogan «le peuple tunisien est libre, ni Amérique, ni Qatar». Le même scénario s’est répété, à peu de choses près, le 9 avril dernier. Jusqu’à franchir un nouveau palier de violence, ce mardi, à Sidi Bouzid.

Sous Ben Ali, Al Jazeera était clairement indésirable. Les propriétaires des café étaient même périodiquement appelés à la boycotter dans leurs établissements. Le bureau de cette chaîne en Tunisie n’a pu s’ouvrir qu’après la Révolution. Renversement de situation après le 14 janvier, et surtout, après les résultats des élections du 23 octobre. Voici que le leader d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, lui attribue même une bonne part dans la réussite de la Révolution. Et en juin dernier, Slim Ben Hamidene, le ministre des Domaines de l’Etat et des Affaires Foncières, a choisi d’accorder la priorité à la chaîne qatarie, au détriment de la télévision nationale tunisienne. Ses collègues Tarek Dhiab, et Rafik Abdessalem, respectivement ministres de la Jeunesse et des Sports et des Affaires Etrangères, sont des ex-employés de la chaîne.

En sommes, après avoir été considérée en Tunisie comme une chaîne subversive, voici qu’Al Jazeera est devenue l’un des canaux  médiatique privilégié du gouvernement. A contrario, les principaux partis de la gauche tunisienne la considèrent comme un portevoix de l’internationale des Frères Musulmans, et donc comme l’un des vecteurs d’une idéologie importée qui va à contresens avec le réformisme à la tunisienne. Et la tension est d’autant plus vive, qu’Al Jazeera est accusée d’avoir favorisé le mouvement Ennahdha durant la campagne électorale d’avant le 23 octobre. Et le glissement de la chaîne n’a pas été uniquement constaté en Tunisie.

Pourquoi Al Jazeera a changé
On se souviendra de la couverture exceptionnelle qu’a offerte la chaîne aux combattants du Hezbollah, quand ils ont eu à mener la bataille contre l’armée israélienne durant l’été 2006. A une époque où les Qataris n’hésitaient pas à piétiner les platebandes du grand frère saoudien, en reléguant El Arabiya, le portevoix de Ryadh, au second plan. Or les temps ont changé.

Après avoir été tenté de jouer un moment le rôle du trublion régional, le Qatar semble être rentré dans les rangs. Le minuscule Emirat a d’abord joué les funambules en accueillant  la plus grande base américaine dans le golfe, tout en entretenant d’excellentes relations avec l’Iran. Or voici désormais que le mouvement de résistance chiite libanais et son allié syrien sont aujourd’hui dépeints comme les nouveaux adversaires à abattre.

ghassen-benjeddou

Un glissement de la ligne rédactionnelle qui a d’ailleurs valu la démission du journaliste tunisien Ghassen Ben Jeddou, considéré comme un proche du Hezbollah, et un supporter des régimes de la Syrie et de l’Iran. Ben Jeddou finira d’ailleurs par fonder sa propre chaîne, Al Mayadeen, pour ne pas avoir à subir ces contraintes. Le traitement médiatique du problème Bahreïni rendra la politique des «deux poids deux mesures» encore plus flagrant du côté de Doha.

Al Jazeera apparait donc de plus en plus comme un simple élément dans le dispositif stratégique de l’Etat qatari qui la finance à 100%. Une arme de persuasion massive, dans la lutte d’influence. Et depuis, la crédibilité du plus important média arabe de l’histoire a été sérieusement entamée. Alors qu’entretemps, la situation des médias a largement évolué en Tunisie.

Sur la scène médiatique tunisienne
Bon an mal an, la liberté d’expression a fini par s’imposer comme l’un des principaux acquis de la Révolution Tunisienne. Le rendez-vous de 20h du téléjournal de la chaîne nationale Al Watanya est devenu incontournable. Mieux : selon les derniers sondages réalisés par l’institut 3C, plus de 64% des Tunisiens font désormais confiance en leurs médias.  Nos concitoyens ne sont donc plus aussi accros aux chaînes satellitaires étrangères. Surtout quand leur neutralité est mise en cause.

Autant de raisons, donc, qui expliqueront le paradoxe apparent : des chaînes télé tunisiennes sont critiquées par la troika et ses sympathisants parce qu’elles sont soupçonnées de servir la soupe à l’opposition. Et des canaux étrangers sont choyés par les autorités mais attaqués par les opposants pour leur proximité gouvernementale. Reste à espérer que les polémiques puissent se limiter au terrain médiatique, et que les uns et les autres ne fassent usage de leurs arguments les plus percutants que dans de pacifiques discussions. Les matraques, et la violence d’où qu’elles viennent, sont des indices de régression, et ne font pas honneur à notre Révolution.

Lotfi Ben Cheikh

Tunisie : Le malaise d’Al Jazeera, de Sidi Bouzid à Doha
 

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