Jeudi, 27 Septembre 2012 13:27

presse-de-tunisieFiction. Ce conte moderne nous entraîne dans un voyage dans le futur, en égratignant au passage notre passé immédiat. Une parabole humaniste qui paraît relever de la science-fiction, mais qui s’inscrit pourtant dans les enjeux brûlants de la Tunisie actuelle. Un texte inédit* offert aux lecteurs de Mag14 par Abdelaziz Belkhodja.

Brahim se leva très tôt ce matin de décembre. Depuis des lustres on n’avait pas eu un hiver aussi froid. Il se retourna sur ce qui lui servait de lit et les journaux bruissèrent.
Brahim était le gardien des invendus du quotidien «La Presse». La cave était située au troisième sous-sol de l’immeuble de la rue Bach Hamba, juste à côté d’une vieille chambre forte commandée par Smadja le fondateur du quotidien, dans les années 50, sous les Archives et la Salle informatique.
Brahim se retourna une nouvelle fois sur les journaux. Un titre se déplia devant ses yeux : « Le sous directeur adjoint de l’association des récupérateurs de robinets foirés de l’Etat de l’Oklahoma déclare : "la politique éclairée de la Tunisie de Ben Ali est un modèle à suivre pour le monde entier ". Brahim a un énorme avantage : il ne sait pas lire. Les seuls mots qu’il reconnaît sont : «Tunisie», et «Ben Ali». Son jeu favori lors des insomnies dues aux émanations de l’encre des journaux est de compter le nombre de fois que ces deux mots sont écrits sur la première page. Mais le froid, glacial, l’empêche de poursuivre son comptage. Brahim se lève, révolté par ce terrible climat, il réfléchit. La pièce est particulièrement humide. Il regarde autour de lui et remarque la chambre forte. Ce que Brahim ne sait pas, c’est que cette chambre forte a une drôle d’histoire. Elle a été fabriquée par un illuminé, génie des alliages, un ancien camarade de classe de Smadja. Celui-ci avait découvert des dizaines d’alliages métalliques, mais, inventeur né, il n’avait jamais réussi à industrialiser ses découvertes. Un jour, alors qu’il n’avait plus de quoi se nourrir, il avait proposé à Smadja de lui installer cette chambre forte. Il lui avait parlé d’une découverte exceptionnelle, d’une chambre forte qui résisterait à toutes les tentatives de forçage. Smadja n’en avait rien à faire, mais il aimait son ami et voulait lui rendre service sans que cela ne ressemble à de l’aumône.

abdelaziz-belkhojaBref, la chambre forte fut installée la veille d’une fameuse affaire de trafic de devises qui déboucha sur la confiscation par l’État de tous les biens de Smadja dont le quotidien « La Presse ». 
Brahim était à mille lieues de se douter de tout cela. Il entra dans la chambre forte, la tapissa de piles de journaux, en étala d’autres à même le sol et tira la porte. Un claquement métallique s’ensuivit. Suspicieux, Brahim tenta de rouvrir la chambre forte, rien n’y fit. Ereinté, Brahim se coucha sur les quotidiens. Il ne se réveilla plus jamais. Le spécialiste des alliages avait mit dans cette chambre forte tout son génie. Pas un atome d’oxygène ne pouvait y pénétrer. Dix jours après, on constata la disparition de Brahim. Nul ne tenta d’ouvrir la chambre forte que depuis des décennies déjà, plus personne ne remarquait. Les mois passèrent, les années… puis les siècles. 

Hors de la chambre forte, les guerres se poursuivirent, et avec elles la crétinisation de plus en plus poussée des peuples. Les dirigeants finirent par utiliser les armes que l’ont croyait destinées à la dissuasion et la Terre en fut bouleversée. L’humanité connut ses derniers soubresauts puis s’effondra. L’homme n’avait pas su rendre sa planète viable, il la détruisit et la salit jusqu’à ce que dans un cahot final, la Terre cracha sur l’humanité toute sa lave incandescente et salvatrice.
Seuls réussirent à survivre et à se reproduire quelques scientifiques de l’Antarctique et des bases spatiales. Cette toute petite communauté s’organisa pour assurer la survie de l’Espèce. Après mûres réflexions, les scientifiques, dans la douleur et pour donner à leur descendance une chance de vivre en paix, effacèrent de leurs ordinateurs et brûlèrent par le feu la mémoire du monde qu’ils avaient connu.

Leur descendance, affranchie d’une Histoire pleine de conflits en tous genres, n’hérita que du savoir scientifique. Ils ignorèrent les terribles conflits qui avaient empoisonné l’histoire des hommes et entraîné la fin de la Première Humanité. Petit à petit, un monde idyllique se créa, en osmose avec la nature, les nouveaux humains firent de la Terre une planète-jardin où les idées étaient la plus précieuse des valeurs. Ils ignoraient laideur, bêtise et méchanceté. Rire, plaisir et bonheur étaient leur seconde nature tandis que la première était la réalisation de soi. Ils réussirent à faire leur paradis et n’avaient pas besoin de l’excuse de l’au-delà pour rater leur vie. Après quelques millénaires de félicité, la curiosité de la Nouvelle Humanité pour ses origines se développa et les nouveaux Terriens voulurent en savoir plus sur leur passé. Comme les antiques archéologues (qu’ils ne connaissaient pas), ils creusèrent leur terre mais toutes leurs recherches buttèrent sur l’immense croute de lave qui avait recouvert la planète à la fin de la Première Humanité.
Rien n’avait perduré, même à la surface de la lune et des planètes, les météorites avaient désintégré les carcasses des dernières missions lunaires et inter planétaires de la Première Humanité.
Quand aux sondes spatiales voguant aux confins de l’univers, c’est le temps qui les avait désintégrées.
Mais la terrible curiosité finit par les obséder et ils se posèrent ces questions qui avaient empoisonné leurs ancêtres : qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? 
Ils savaient que les Fondateurs (les rescapés du Grand Cataclysme) avaient emmené avec eux dans la mort le secret de la Première Histoire. Pourquoi n’avaient-ils jamais voulu le transmettre? Quelles terribles choses justifiaient ce grand Secret ? Depuis des siècles, les théories les plus abracadabrantes avaient été proposées, mais aucune n’était satisfaisante.
Les vieilles questions, malgré la vie paradisiaque et l’osmose sociale, taraudaient les nouveaux humains. 
Sous terre, la terrible croute de lave, très épaisse, avait la dureté du granit. 
Mais la légende de la Première Humanité avait survécu et on brulait d’en savoir plus.
Les crédits furent votés pour la création d’un Centre de Recherche de l’Ancienne Humanité et c’est ainsi que la Seconde Humanité se dota d’un réseau de satellites-sondeurs assez puissants pour pouvoir voir en dessous de la croute de lave. C’est avec une émotion exceptionnelle que le monde entier observa les résultats des sondages. Mais rien n’avait résisté à la lave en fusion, ni au temps. Les gratte-ciels s’étaient disloqués puis désintégrés. Au centre de l’Europe de l’ouest, on avait bien découvert une concentration métallique due aux anciennes chambres fortes suisses, mais les radars ne renvoyaient que des échos de matières métalliques infimes. Les Pyramides de l’Ancienne Egypte elles-mêmes n’avaient laissé aucune trace, ni la Muraille de Chine, ni aucun des édifices des hommes. La nature avait tout dissous, l’acier, le diamant lui-même étaient redevenus poussière. Alors que dire des livres ? Gardiens de la mémoire des hommes ?
Pourtant, oui, pourtant, un beau jour, au Sud du Détroit de Sicile, pas loin de là où se trouvait cette Antique Carthage - que vous et moi sommes les seuls à connaître - un écho bizarre jaillit sur les écrans liés aux satellites du Centre de Recherche de l’Ancienne Humanité. 
L’émotion éprouvée fut extraordinaire, jamais on avait rien vécu de tel et toute la Nouvelle Humanité, comme un seul homme, trembla d’émotion en attendant d’en savoir plus. Qu’allaient-ils donc découvrir ? L’écho, qui traduisait la présence d’un objet parfaitement géométrique et formé d’un alliage inconnu, excluait un élément naturel. Ce qui se trouvait au Sud du Détroit était l’œuvre des Hommes ! Des ancêtres ! C’était époustouflant et la 2° Humanité en était époustouflée. 
Les théories les plus folles enflammèrent les imaginaires. Était-ce un monument ? Une machine ? Peut-être même une sorte d’héritage que les ancêtres, conscient de leur fin, voulurent laisser en la protégeant des affres du temps derrière un alliage exceptionnellement résistant ?
L’émotion était telle que l’on ne parlait et s’occupait plus que de ça.

Les perceuses géantes doublées de dragueuses et de sondeuses s’affairèrent autour de l’endroit désigné par les satellites et au bout de quelques semaines d’une terrible attente, l’Humanité a enfin trouvé la première preuve matérielle de l’existence de son ancêtre, la Première Humanité.
Et c’est donc ainsi que coffre de l’ami de Smadja retrouva l’air libre.
Presque religieusement - bien qu’ils ne sachent point ce que cela veut dire - les chercheurs observèrent avec soin la plus grande découverte de tout les temps. Ils l’ouvrirent et y découvrirent les restes du corps de Brahim, le gardien des archives du journal « La Presse de Tunisie ». A côté de lui une belle pile de journaux de la décennie 2000 de l’Ancienne humanité.
Après un extraordinaire travail de conservation, dans l’excitation générale, les textes des journaux furent présentés aux scientifiques.
C’est ainsi qu’ils découvrirent qu’il fut un temps où existaient « La Tunisie », « Zine El Abidine Ben Ali », Le « Palais de Carthage », « L’Espérance », « L’Etoile », « Leila Ben Ali », « Abdelwahab Abdallah » et autres. L’Humanité se passionnât pour ces extraordinaires histoires d’un autre temps, d’une autre mentalité, de ces « hommages à la grandeur d’âme et à la perspicacité du Président Zine El Abidine Ben Ali », de ces « qualités de cœur de Mme Ben Ali qui par la fondation de l’association Besma pourvoit aux besoins des défavorisés », de ces « titres de l’Espérance » et de ces articles en tous genres, « billets » et horoscopes. De même qu’on s’étonnât des publicités, chose inconnues chez eux. 
Une grande assemblée de chercheurs s’organisa pour, à partir de « La Presse de Tunisie », établir l’histoire de la Première Humanité. 
Grâce aux précieuses informations tirées des colonnes du journal, ils purent apprendre que la Tunisie « est un modèle à suivre pour les pays européens », et que « la sage direction qu’a prise la Tunisie est au diapason de l’humanisme » et autres blagues que les chercheurs prirent pour argent comptant. Plus les recherches furent poussées et plus le doute s’installa. L’Assemblée, qui avait commencé ses travaux dans la joie unanime, commença à se diviser, les uns défendant l’orthodoxie des informations du journal « La Presse » et d’autres leur prouvant qu’il s’agit d’une grande blague. Le centre de l’Assemblée, lui, tenta avec beaucoup de difficultés de défendre le pour et le contre, mais rien n’y fit et c’est dans la stupeur que la Nouvelle Humanité vit son bonheur, sa joie et sa prospérité disparaître à cause des polémiques nées du journal « La Presse de Tunisie ». Un intégrisme appelant au respect du texte sacré de la Première Humanité en arriva à la violence et de ce jour, plus rien ne fut comme avant et la guerre elle-même vint pourrir cette merveilleuse communauté qui connut la félicité.

Abdelaziz Belkhodja

*Note de l’auteur : Il est clair que ce conte inédit concernait le Journal "La Presse" d'avant le 14 janvier.

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«La Presse de Tunisie», fléau de la Deuxième Humanité
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