Jeudi, 29 Novembre 2012 02:23

carthage-tunisianiteL’écrivain Ridha Ben Slama, nous propose ici une plongée vertigineuse dans l’histoire tunisienne, pour mieux éclairer les enjeux de l’actualité immédiate, et des soubresauts politiques qui agitent notre pays. Mag14 publiera les cinq volets de cette étude  intitulée «Le dromadaire de Najd», et dédiée à l’analyse des éléments constitutifs de la Tunisie.

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La paradoxale carence démocratique inhérente au despotisme éclairé de Bourguiba a fini par voler en éclat, car on ne peut pas indéfiniment agir pour transformer une société par l'éducation  et récuser en même temps son corollaire, celui de la liberté et de la démocratie. Les ébauches initiées, notamment au début des années 70 et au début des années 80 pour sortir de cette aporie, par des hommes d'Etat du système-même plus éveillés aux attentes de la société tunisienne et aux impératifs de l'évolution ont été sabotées par les ultras du régime. Cependant, le socle édifié juste après l'indépendance a démontré son efficience et sa solidité davantage encore de nos jours. Il a tiré sa substance des courants réformistes, qui interagissaient depuis deux siècles au moins, et a reposé sur deux principaux piliers : la généralisation de l'enseignement avec tout ce que ce choix impliquait et le code du statut personnel. Ces soubassements maintiennent la Tunisie encore debout. Ce n'est pas un hasard que la première constitution dans le monde musulman avait vu le jour en 1861 en Tunisie, que l'esclavage y a été aboli en 1846, devançant la France et les États-Unis. C'est pour cela qu'il faut appréhender le cas tunisien à part lorsqu'on aborde le sujet des révolutions dites arabes, en prenant en considération ses traits historiques, sociaux et politiques spécifiques. Les avancées engrangées avec leurs corollaires et leurs retombées requièrent une approche plus nuancée de la révolution tunisienne inversement à celles qui traitent indistinctement des « printemps arabes » baptisés ainsi par des « printologues » aux motivations pas toujours innocentes.

Plus encore, la géographie et l'histoire se sont conjuguées pour façonner les particularités de cette terre tunisienne qui est largement ouverte sur la méditerranée et sur l'Afrique sub-saharienne. De cette accessibilité procède son fort potentiel commercial mais aussi les invasions dont elle a été la cible. Originellement amazigh, elle a été successivement et simultanément hellène, punique, romaine, vandale, normande, byzantine, arabes, andalouse, ottomane, francophone... Elle a été tour à tour païenne, chrétienne et musulmane. Toutes ces cultures et ces civilisations, qui se sont juxtaposées, superposées, enchevêtrées et prodigieusement assimilées, constituent un riche patrimoine qui ne peut être réduit uniquement à l'apport d'une seule langue même remarquable ou d'une seule religion assurément unique en son genre. Cette densité n'a d'équivalent nulle part ailleurs, strate sur strate ce peuple a su incorporer et domestiquer les flux successifs... Tout cet héritage a façonné une tunisianité qui tire son originalité d'un métissage réussi de populations et d'un brassage d'idées millénaires, faisant d'elle finalement une personnalité afro-méditerranéenne avant tout et le Tunisien un afro-méditerranéen en puissance.

L'autre composant constitutif est la place des croyances religieuses dans cette société depuis la nuit des temps. Ce qui ressort au gré des conquêtes et des révolutions c'est un attachement à la tempérance et à la pondération. Les bouffées de raideur religieuse qui firent éruption au cours de son histoire n’ont jamais perduré. C'est un trait de caractère quasi immuable et constant qui s'impose souvent lorsqu'on explore les différentes péripéties de l'histoire tunisienne.

Dans l'antiquité, Numides et Carthaginois étaient de religion animiste ou polythéiste, pratiquée dans l'acceptation des divinités des autres. A la fin de l’Antiquité, le christianisme se répandit dans les territoires africains et l’Église d’Afrique apparaît dans la seconde moitié du IIIe siècle. Elle a produit de grands penseurs tels que Tertullien, et surtout Saint Augustin, qui s'opposa à l’hérésie donatienne. C'était en 347 qu'un évêque (Donat de Bagaï) avait pris la tête du mouvement hérétique et fit appel à des bandes fanatisées les circoncellions[1] qui parcouraient les campagnes maltraitant les fermiers appelant les populations à la révolte. Saint Augustin accusa les schismatiques d’avoir coupé les liens entre l’Église catholique africaine et les Églises orientales originelles. L'accord entre ces circoncellions et le clergé schismatique ne fut d'ailleurs pas parfait, la surenchère prit le dessus. Se qualifiant de « chefs des saints », les dirigeants circoncellions n'épargnèrent même pas les riches donatistes. Aussi, certains évêques de la secte n'hésitèrent-ils pas à faire appel aux autorités contre ces alliés indociles. Le concile de Carthage, en  juin 411, scella le destin du donatisme, la répression lui porta un coup très dur et on n'entendit plus parler des circoncellions. Ce schisme était plutôt d’ordre politique plus que théologique. Il y aurait des similitudes à relever entre cet épisode de l'histoire et ce qui se déroule actuellement à travers l'alliance implicite suspectée entre des islamistes qui se disent « modérés » et les fondamentalistes violents ainsi que les ligues supposées agir « pour la protection de la révolution ».

carthage

L'invasion des Vandales en 429 détacha la Tunisie de l'empire byzantin de Rome. L’arianisme devint religion d’État avec l’opposition entre les catholiques orthodoxes et les adeptes d’Arius (un prêtre qui professait vers 320 à Alexandrie une doctrine philosophique s’appuyant sur les Évangiles) une question d’interprétation des Écritures qui relevait de l’exégèse et de la philosophie. Ce courant de pensée est finalement déclaré hérétique. En décembre 533, la défaite contre les Byzantins mit fin à la présence Vandale et l’arianisme. L'habileté et la patience tunisiennes ramollirent le royaume vandale et eurent raison de l'hérésie.  

C’est dans un pays épuisé et déchiré que les Arabes se montrèrent, au milieu du VIIe siècle. Leur venue ne fut pas une entreprise de peuplement mais une suite d’opérations militaires, dans lesquelles le goût du butin se mêlait au prosélytisme. Trois expéditions ont été nécessaires pour qu’ils réussissent à conquérir la Tunisie (en 647, en 661 et en 670). La dernière manqua d’échouer avec la mort d’Ibn Nafi en 683. Aksil (Koceila), reprit alors Kairouan. Envoyé en 693 avec une puissante armée arabe, le général Hassan Ibn Numan réussit à prendre Carthage en 695. Seuls résistèrent ceux qui étaient dirigés par Dyhia Tadmut (la Kahena). Les Byzantins débarquèrent une armée de la mer et s’emparèrent de Carthage en 696 pendant que Dyhia Tadmut remportait une bataille contre les Arabes en 697. Ces derniers finirent cependant par reprendre définitivement Carthage en 698.

Ce survol historique témoigne de l’existence d’une constante faite de modération et de tempérance des habitants de cette terre. La dynastie des Fatimides (chiite) qui contrôlait de Mahdia la plus grande partie de l’Afrique du Nord, subit régulièrement des révoltes qui secouaient le pays dont la plus grave fut celle des Kharedjites, menée par Abou Yazid, « l’homme à l’âne ». Après avoir été sauvée par l’intervention des tribus Sanhadja, sous la conduite de Ziri, la dynastie Fatimides conquis l’Égypte toujours avec l’aide des Sanhadja et établit sa capitale au Caire (973) confiant le gouvernement du Maghreb à leur lieutenant Bologgin, fils de Ziri. En 1045, El-Moezz le ziride récusa le chiisme qui était rejeté par la population. Le calife Fatimide « offrit » alors le Maghreb aux turbulentes tribus arabes qui avaient émigré de Syrie et d’Arabie et qui nomadisaient en Haute Égypte pour punir cette sécession. Les Béni Hilal, bientôt suivis des Béni Soleim, pénétrèrent en 1051 en Ifriqîya (correspond aujourd'hui à la Tunisie, à l'est du Constantinois et à la Tripolitaine). Ibn Khaldoun les avait dépeints comme « une armée de sauterelles détruisant tout sur son passage. Béni Hilal, Béni Soleïm et plus tard Béni Ma’qil (un groupe d'Arabes yéménites) furent bien plus dangereux par les ferments d’anarchie qu’ils introduisirent au Maghreb que par leurs propres déprédations ».

Il faisait observer par ailleurs que l’Islam devait paraître à ce stade pour les autochtones plus comme une hérésie chrétienne que comme une nouvelle religion, ce qui expliquerait les fréquents reniements liés aux fluctuations politiques. Quant à l’arabisation, elle ne se fit que graduellement. La langue arabe fut introduite véritablement au XIe siècle par les tribus hilaliennes. D'après Salem Chaker « La survie du punique (langue sémitique, étroitement apparentée à l'arabe), au moins en Tunisie et dans le Nord Constantinois, aurait pu favoriser l'implantation de l'arabe. Dans une partie du Maghreb, l'arabe ne se serait pas surimposé à du berbère mais à du punique. La thèse est ancienne et précisément formulée chez Gsell; elle est défendue avec conviction par Gautier »[2].

Il faut également distinguer l’Islam de la langue arabe, même avec le lien consubstantiel qui existe, on doit souligner que l’un représente un concept religieux, l’autre ethno-sociologique. C’est une transformation marginale par quelques cent mille individus qui pénétrèrent en Afrique du Nord au XIe siècle, tout comme les Vandales qui étaient au nombre de quatre-vingt mille environ dans une population de plusieurs millions d’Amazighs. Quoi qu'il en soit, ces deux apports ne pouvaient modifier foncièrement la composition démographique et ethno-sociologique du peuplement maghrébin d'origine amazighe, à l'inverse de l'arabisation linguistique qui est devenue effective.

Ridha Ben Slama

Auteur de

  • Libertés fondamentales et mode de corruption des systèmes- Editions Thélès- France – février 2010.
  • Le Songe Massyle, Roman historique, TheBookEdition, janvier 2011.

Du même auteur sur Mag14:

 


[1]Les circoncellions — de circum cellas, ceux rôdent autour des granges, des entrepôts, qu'ils attaquent à main armée pour s'en approprier les stocks, ce sont des saisonniers ou des journaliers numides qui se louent au temps de la moisson ou de la cueillette des olives.

3 Salem Chaker, Encyclopédie berbère, VI, 1989

 

La patiente construction de la Tunisianité (1/5)
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