Dimanche, 22 Décembre 2013 22:02

Tribune. La confusion aboutit notamment à associer dans un même hommage des militants disparus qui n'ont pas cédé aux pressions et quelqu'un comme Mohamed Charfi, qui s'est séparé de la ligne de refus du despotisme de Bourguiba et s'est associé à Ben Ali au moment de ses pires répressions, en 1990 et 1991. Par Gilbert Naccache.

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Je n'ai malheureusement pas pu être à Tunis pour cet événement, à coup sûr d'une grande portée symbolique. La première organisation politique nouvelle de la Tunisie indépendante, de surcroît non autorisée et réprimée impitoyablement durant sa courte vie, peut nous donner de multiples enseignements, et avant tout celui-ci : la répression directe ne peut pas avoir raison d'une opposition déterminée, mais elle peut, en interdisant les discussions entre ses membres, empêcher la transmission des acquis de l'expérience et favoriser les éléments internes de sa destruction.

En d'autres termes, ce n'est pas Bourguiba qui a tué Perspectives, la fin de cette aventure a été provoquée par ceux de ses membres qui ont jugé nécessaire de modifier complètement la ligne politique du mouvement, sans procéder auparavant à une large discussion critique en son sein. (J'ai écrit à ce sujet, dans mon « Qu'as-tu fait de ta jeunesse... »,  ils ont changé ma chanson...)

C'est ici que réside une des raisons pour lesquelles je ne fais pas partie de cette association : pour moi, la mémoire n'a pas pour objectif de bâtir des statues et encore moins des musées, où se figent l'expérience et la vie. La mémoire est le substrat de la critique des expériences, des leçons à en tirer pour l'avenir et par la transmission de ces expériences, de la participation à la lutte des jeunes générations pour construire leur avenir ; et la coexistence sans travail d'inventaire d'anciennes tendances opposées ne favorise pas le débat sur cette mémoire.

De fait, l'absence de ce débat n'a probablement pas changé le cours de l'histoire. Mais il a une conséquence que, pour ma part, je juge importante en ce qui concerne cette célébration et les gens qui y président : je pense que, sur presque tous les plans, il y avait des différences fondamentales entre Perspectives et Amel Tounsi, et, en favorisant le compromis et la complaisance mutuelle, l'existence d'une association unique regroupant certains anciens membres de ces organisations, de tendances si opposées, est propre à empêcher toute réflexion sérieuse sur l'une et l'autre. Ainsi n'a jamais pu avoir lieu un débat fructueux pour tout le pays, débat de fond qui aurait été plus conforme à l'esprit de Perspectives que cette commémoration un peu formelle où ont parlé de Perspectives beaucoup des gens extérieur à l'histoire et à la dynamique de ce mouvement (ce qui , en soi, n’est pas un problème, à condition que leur parole s’appuie sur une solide connaissance de leur objet d’étude).

Je ne dis pas cela pour souligner le fait étonnant que, bien qu'étant le premier ancien de Perspectives à avoir fait une tentative critique d'en retracer l'histoire, je n'aie pas été invité à parler de mon point de vue sur la question.

Je le dis parce qu'une grande partie des intervenants au colloque ne pouvaient avoir que des rapports extérieurs avec l'organisation et ne pas prendre en compte certains éléments de sa dynamique interne. Sans parler de ceux qui, quelque soit leur appartenance politique passée (elle a parfois été celle de membres du RCD de Ben Ali !) ont voulu faire œuvre d'historiens, un peu prématurément peut-être car il n'y a pas eu le long travail de dépouillement des documents (en particulier des archives de la police politique et de celles du PSD et, plus tard, du RCD) que présuppose un tel travail.

Il faut tout de même noter la grandeur d'âme des organisateurs qui ont invité M. Camau – dont on ne sache pas qu’il est un spécialiste de l’histoire de la gauche tunisienne – à intervenir : dans le colloque qu'il avait organisé en septembre 2001 à Aix-en-Provence sur Bourguiba, il avait volontairement éliminé les représentants de Perspectives, la seule organisation qui avait justifié politiquement son opposition au régime de Bourguiba, leur préférant un parterre d'anciens ministres, d'historiens et de journalistes dont la voix avait été bien faible avant le 7 novembre 1987, je ne me  prononcerai pas sur ce qui a suivi.

La confusion dans la composition de cette association aboutit notamment à associer dans un même hommage des militants disparus qui n'ont pas cédé aux pressions et quelqu'un comme Mohamed Charfi, qui s'est séparé de la ligne de refus du despotisme de Bourguiba et s'est associé à Ben Ali au moment de ses pires répressions, en 1990 et 1991 notamment. Car il est tout de même essentiel de souligner que l'un des apports fondamentaux de Perspectives a été, quand ses militants ont refusé de demander la grâce à Bourguiba, d'instaurer une éthique nouvelle conforme à la démocratie et une grande clarté dans la politique, en exigeant la fidélité aux engagements et le respect de la constitution et du droit ; le « consensualisme » tiède sur une mémoire lisse et en éludant les problèmes, n’a aucun intérêt

Je n'en dirai pas plus sur ce qui me paraît avoir été une grande kermesse, un moment forcément émouvant de retrouvailles d'anciens militants. Je note avec satisfaction que, par la remise des archives (j'ignore s'il n'en manque pas) à la disposition du public, les organisateurs du colloque ont favorisé l'accès de tous à des faits et des positions dont on parle peu et souvent sans références précises.

Je doute qu'à part ces aspects, les jeunes qui ont participé à la révolution tunisienne aient pu comprendre le lien qu'il y a entre leur mouvement et le nôtre, pour autant que l'événement ait pu les intéresser.

PS : Je viens de lire l'article dithyrambique d'African Manager sur le colloque, et je n'y vois pas la moindre allusion à la lettre de demande de grâce que Bourguiba voulait nous arracher. Je pense, pour ma part, que cet épisode est fondamental pour comprendre le lien qui existe entre notre combat de naguère et celui des jeunes révolutionnaires de 2011 : avec le refus de le lettre à Bourguiba, nous l'avions descendu du piédestal où il s'était installé, celui de père de la nation et nous avions mis à mal la liaison nécessaire pour le commun des mortels entre l'autorité et son acceptation. Comme nous, et plus spectaculairement encore, les jeunes révolutionnaires d'aujourd'hui ont récusé toute autorité "naturelle" venant du pouvoir ; ils ont en somme tué symboliquement le père et se sont donné ainsi le moyen d'accéder à l'autonomie, donc à légitimer la liberté acquise.

Comme j'aimerais, sans y croire vraiment, que ce colloque ait exprimé cela !

*le titre est de la rédaction

Il y a Perspectivistes et perspectivistes
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